De la protection des journaux contre les dangers de la vie.
On l'appelait le Père Lapipe ! Même pour vous parler il ne quittait jamais sa pipe en bruyère, toujours éteinte…
Il était petit, marchait avec difficulté en chancelant mais il était large d'épaule et exceptionnellement fort des bras. Bien que d'un âge avancé il cintrait les tuyaux d'acier comme on tord un tuyau d'arrosage !
Il était plombier et ne se déplaçait qu'avec un vélo usagé chargé de 4 énormes sacoches en cuir (2 devant et 2 derrières) ! Elles contenaient tous ses outils, tous ses raccords, tous ses tuyaux, (jamais plus de 1 mètre de longueur), au total plus de 100 Kg de matériel. Avec ce chargement il ne pouvait évidemment pas pédaler. Il poussait l'engin qui servait alors de déambulateur à benne…
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En 1950 il avait refait l'installation de chauffage de l'appartement de mes parents uniquement avec du matériel de récupération. Le tuyau qui traversait les 4 mètres de la salle à manger était raccordé en 7 morceaux, de trois diamètres différents !
C'était l'après guerre, Dubout n'était qu'un amateur comparé au Père Lapipe !
Ce personnage vivait dans les 2 étages d'une petite maison de banlieue délabrée, avec une femme acariâtre et un chien de race indéfinissable ! Il avait une obsession : les "rayons"… À cette époque l'arme atomique était dans toutes les consciences.
Alors, pour se protéger des "rayons", il empilait depuis des lustres, des journaux contre tous les murs de chacune des pièces de la maison. Cet amoncèlement poussiéreux, du sol au plafond, réduisait considérablement l'espace et rendait l'atmosphère étouffante !
Le jour, l'éclairage était crépusculaire : la lumière sourdait par un petit espace, laissé libre entre les piles de papiers, sur une fenêtre recouverte de pages collées avec du chatterton !
Le soir, une lampe à incandescence, pendait au bout de fils en coton torsadés. Elle diffusait une vague lueur jaune sur une table cernée de quatre chaises noires de crasse. Table et chaises étaient submergées de factures, cartes postales et calendriers postaux des dix dernières années…. Un buffet dragonnant, visiblement rescapés de deux exodes, s'appuyait contre les entassements de journaux : dans sa niche centrale trônait une dresseuse de lions, souvenir de fête foraine, le fouet à la main …
L'atmosphère générale était de celle qui reste à jamais marquée dans votre esprit comme la porte de l'enfer après la traversée du Styx !
Mais il était heureux chez lui, bien en sécurité, protégé des "rayons"… par 60 tonnes de papier !
De nos jours il lui aurait fallu 600 000 exemplaires de Charlie hebdo pour se protéger … des "rayons".
(J'ai calculé !)